Les tensions de la littérature numérique
La littérature numérique repose sur des tensions qui contribuent à asseoir sa spécificité : tension des supports, de l’écriture programmée, des médias, de l’expérience esthétique. Le terme tension ne signifie pas forcément conflit, mais suggère qu’il y a des évidences déconstruites des deux côtés. Ce peut être une tension créatrice.
- Tension des supports
La LN met en tension des formes culturelles, littéraires et artistiques héritées de l’imprimé et des formes nées avec le numérique. La tension des supports ne concerne pas seulement la tension entre support numérique et support imprimé, mais également la tension entre les différents supports de restitution (pouvant correspondre par exemple à tout un dispositif de monstration dans le cadre d’une installation ou d’une performance).
- Tension de l’écriture programmée
Un programme permet de définir à l’avance une manipulation d’unités qui sera exécutée de manière automatique. D’un autre côté, on peut caractériser l’écriture comme un système d’expression qui reflète une pensée. On peut ainsi relever une tension entre le programme en tant que manipulation automatique d’inscriptions symboliques et l’écriture en tant que dispositif d’externalisation de la mémoire et de la pensée. D’un côté, la fermeture du dispositif, de l’autre, des possibilités de manifestation du sens. L’enjeu est de créer un espace de sens inédit né d’une impossibilité initiale. On observe ainsi une tension entre écriture et programme, qui est une tension créatrice.
- Tension des médias
Techniquement, tous les médias (texte linguistique, image, son, vidéo) sont codés de la même façon, sous forme binaire, dans la machine. Mais d’un point de vue sémiotique, ils conservent des propriétés héritées de traditions culturelles, indépendamment du numérique. La possibilité technique, avec le numérique, de coder tous les médias de la même façon entre en tension avec les propriétés sémiotiques de ces différents médias, ainsi qu’avec la façon dont ceux-ci font signe et sens entre eux et se transforment dans cette intersémiotisation.
- Tension de l’expérience esthétique
On constate une tension entre la contemplation de la révélation d’un sens et l'activité de son effectuation. Les créations de LN reposent en effet souvent sur des dispositifs dans lesquels le lecteur agit, compose, construit ; cette expérience, qui repose sur une activité, est-elle compatible avec une expérience – si ce n’est une révélation – esthétique ? La tension créatrice est ici celle de l'ouverture au sens, où il faut être prêt, dans l'attente, disponible, et la fermeture du dispositif où il faut être affairé, impliqué, mobilisé. Le dispositif doit nécessairement se dépasser vers une expérience esthétique, celle-ci ne pouvant être seulement un faire.
Je m’appuierai sur des exemples pour montrer ces tensions à l’œuvre. Toutes ces tensions ne sont pas nouvelles avec la LN, mais sans doute sont-elles posées à nouveaux frais. C’est sur la base de ces tensions créatrices que la littérature numérique peut construire son identité et envisager des perspectives.